Wednesday, 28 March 2018

Dans les traces de Jésus

Just in time for Holy Week, a reflection on torture, in French. My first attempt to explore this theme in French. It represents the substance of a talk I gave recently to Action des chrétiens et chrétiennes pour l'abolition de la torture (ACAT - Québec).



Ma présentation se divise en trois parties :
                                                    i.     Qu’est-ce que la torture et quelles sont ses conséquences,
                                                  ii.     Une brève réflexion sur les lieux théologiques pour parler de la torture.
                                                iii.     Une réflexion sur le contexte de la torture en Amérique latine à partir d’une histoire dans une prison au Pérou.

1.              Qu’est-ce que la torture ?  Douleur extrême utilisée par l’État pour tirer de l’information. Donc, la torture est une forme de trauma provoqué intentionnellement et qui comporte des effets à court, moyen et long-termes. C’est un effort volontairement déployé par des agents de l’État pour détruire la capacité d’une personne à penser et agir avec autonomie. On essaie de détruire l’identité même de la personne.  Le bourreau veut assumer le contrôle total du libre arbitre de sa victime.  Tout ça, pour extraire de l’information et pour créer un climat de terreur chez l’individu – et souvent aussi dans la société comme telle.

Quels sont donc les effets de la torture ? Incidence psychique, stress, trauma, l’impact dépend d’une combinaison de la structure psychique de la personne et la sophistication des méthodes utilisées.  On ne peut pas négliger le fait que ce trauma pourrait laisser la personnalité de l’individu blessée et des fois sans possibilité de guérison.

Étant donné la sophistication des méthodes de la torture utilisées aujourd’hui, avec la complicité des professions médicales et psychologiques, personne ne pourrait résister un effondrement de la personnalité devant une torture vraiment « professionnelle ». Par contre, au Pérou – dont je vais parler plus tard - la torture est toujours primitive et brutale.[1]
Néanmoins, la torture n’a pas toujours les mêmes effets. Je cite le document du premier congrès latinoaméricain sur la torture tenue à Buenos Aires en 1985 – c’est ma traduction :
« En tant qu’expérience traumatique à la limite, la torture implique un coût psychique, physique et émotionnel dont le résultat final dépend des caractéristiques spécifiques de la torture utilisée et des mécanismes de résistance de la victime. Entre ces éléments, la conscience politique et sociale jouera un rôle prépondérant. »[2]
Plusieurs études ont révélé que sont plus capables de résister à l’impact de la torture ceux qui possèdent une forte estime de soi et une forte culture sociale et politique, qui sont conscients des risques de leurs engagements sociaux et politiques et qui ont des valeurs personnelles profondément intégrés.

2.              Permettez-moi maintenant de présenter quelques réflexions à partir de la tradition catholique. Je vais faire mention très brièvement de trois lieux théologiques aptes à nourrir une réflexion sur la torture.  En premier lieu, la création est une référence théologique classique. Nous sommes créés à l’image de Dieu. Ce qui touche l’humain a un impact sur cette image même de Dieu. Cet argument, qui est fondamental pour la doctrine sociale de l’Église, sert à soutenir les droits humains. Quand nous nous tournons vers le Nouveau Testament, le référence devient Jésus, image du Père. Nous sommes appelés, par Jésus, à traiter les autres comme nous-mêmes aimerions être traités, c’est-à-dire comme des enfants de Dieu.

Un deuxième lieu théologique est le Mystère pascal. La souffrance, mort et résurrection de Jésus, sont au cœur de notre foi chrétienne. Mais, concrètement, dans le cas de Jésus, il ne s’agit pas de n’importe quelle souffrance ou n’importe quelle mort. Du point de vue sociologique, Jésus fut mis à mort par l’État comme s’il était un criminel et dans des conditions de « punition cruelle et inhabituelle ». Avant de subir la mort, il a souffert le fouet et l’humiliation. Il fut torturé. Ceci est un élément central du fond même de notre foi en Jésus à travers laquelle s’est accomplie la mission de Jésus pour nous libérer du pouvoir du mal.  

Un troisième lieu théologique sera l’Eucharistie. Ici aussi nous sommes souvent remis au message de communion entre nous et avec Dieu. Mais, nous ne devons jamais oublier que l’Eucharistie est en relation étroite avec la passion, mort et résurrection de Jésus. C’est dans l’Eucharistie que nous entrons dans la mémoire de notre libération du mal et l’établissement de notre communion en tant que peuple de Dieu.

3.              Pour illustrer ces éléments théologiques je vous présente un cas concret. Je commence avec la lecture de deux textes.

J’explique. Quand j’ai commencé ma recherche sur la torture, un agent de pastorale de ma paroisse a été accusé de vol et envoyé en prison. Voici le témoignage de ce qui s’est passé pendant son interrogatoire:

Ils m’ont mis dans une petite cellule de la police d’investigation. Là je me suis vu avec un autre monsieur. Vers une heure du matin, ils sont venus me chercher pour l’interrogatoire. Ils m’ont d’abord fait quitter mes vêtements; ensuite ils m’ont bandé les yeux avec une guenille vert foncé. Ils ont attaché mes bras en arrière avec une corde et ils m’ont mis à genoux. Ils ont dit qu’il fallait avouer, sinon ils allaient m’écraser les poumons.  Pour commencer, ils ont dit que j’étais un voleur et m’ont énuméré tout ce que j’avais volé. Je disais que non, bien sûr, parce que je ne savais pas pourquoi on m’avait arrêté. Ensuite ils ont commencé à me donner des coups au dos et sur les poumons et, avec un pistolet, sur la tempe. Tout ça pour que je réponde comme il faut. Ils m’ont questionné aussi sur la grève et si je connaissais les leaders ici ou là. Ensuite ils m’ont mis de dos et me disaient que, si je ne répondais avec leurs coups, ils allaient plus loin. « Nous ne voulons pas voir de sang; ce que nous voulons c’est de te broyer les intestins. » Ils m’ont alors étendu sur le ventre et ils ont donné l’ordre pour que quelqu’un lève le pied pour ainsi me briser le dos, c’est-à-dire pour abattre le ventre. Ils disaient « Tu vas mourir sans verser du sang et il n’y aura aucun signe ».

Après ça, un autre qui était assis, disait, « Eh bien, ce n’était qu’une petite peur et, puisque nous sommes des hommes, ce serait mieux que nous parlions. Chacun a ses besoins, donc nous allons sûrement arriver à un accord ». Je disais, « Mais, patron, je ne dois même pas vous donner un sou parce que je n’ai volé personne. C’est pour ça qu’il a dit, « Très bien, si ce garçon ne veut pas comprendre quoi que ce soit, nous allons passer au plus pratique ». Et il a sorti une petite boîte avec des fils et disait « bon, maintenant, nous allons tirer tout ». Ils ont apporté un autre chiffon, libéré les bras et m’ont fait mettre à genoux une autre fois. Je restais à moitié assis, comme un lapin, avec les mains sur le plancher. Ils m’ont mis un chiffon trempé dans le dos et ils ont mis le courant, ce qui faisait vibrer tout mon corps.  Ils disaient « Voyez-vous, nous avons commencé avec ça. Nous ne voulons pas vous détruire, parce que nous allons arriver aux organes génitaux ». Moi, par contre, j’ai visé le pied d’un officier et je l’ai pris pour lui faire peur. C’est ainsi qu’ils m’ont passé le courant deux fois tout en me donnant aussi des coups de pied aux aisselles et en disant que j’étais un idiot. Ensuite ils m’ont mis sur le ventre et, versant l’eau directement sur moi, ils ont passé le courant aux organes génitaux. C’était terrible. Ils ont mis le courant au visage aussi et aux extrémités des doigts. Ensuite ils m’ont remis mes vêtements et m’ont retourné à la cellule jusqu’au lendemain. Ce jour-là il m’ont passé aussi le courant et encore plus fort. À cause de la douleur, je ne pouvais pas dormir. Presque tout le temps que j’ai été avec la police, je ne pouvais pas dormir, pas seulement à cause de la douleur mais parce qu’on entendait les châtiments des autres dans une salle toute proche. Et on entendait les cris. C’était bien lourd être dans la cellule. On vivait toujours la tension. Je ne pouvais pas dormir.[3]

Ensuite, passons à écouter ce même jeune homme plus tard en prison. C’est une journée spéciale : La fête du Seigneur des miracles qui est célébrée avec beaucoup de dévotion, surtout pendant le mois d’octobre. Il s’agit d’une image du Christ crucifiée réalisée au 18ième siècle par un esclave noir. Quand l’image est portée dans les rues de Lima chaque année, plus d’un million de croyants l’accompagnent.

La ville de Chimbote, sur la côte nord du Pérou, célèbre aussi ce mois du Seigneur des miracles. Entre les sites visités par la procession se trouve la prison. La première fois que l’image a fait son entrée, autour de 1983, ce même prisonnier dont on vient d’entendre le témoignage a parlé au nom de tous. Voici ce qu’il a dit :

Seigneur des miracles, tu as aussi connu le fouet, toi qui étais jugé et sentencié. Tu dois comprendre ce que nous expérimentons et sûrement tu auras compassion pour notre sort. Nous te supplions de prendre conscience de notre misère et nous orienter pour pouvoir surpasser le poids de notre passé et essayer de construire une vie nouvelle…. Nous aussi, nous sommes ton église; nous sommes un peuple qui croit, qui espère et qui cherche la vie. Nous sommes des travailleurs privés des fruits de nos labours et de pouvoir partager avec d’autres la sueur de nos fronts. C’est bon, Seigneur, de souffrir en silence, mais nous ne pouvons pas passer sous silence la faim que nous endurons.[4]

Qu’est-ce qu’on peut dire de ce texte que je trouve émouvant ?

En premier lieu, il serait important de reconnaître que ce prisonnier parle au nom de ceux qui souffrent. Il parle à partir de la simplicité de sa vie, de ses désirs, de ses souffrances. Il parle aussi avec beaucoup de confiance, comme à quelqu’un qu’il connaît très bien, comme à un ami et compagnon. Sa manière de parler prend le ton d’une conversation, la forme d’une prière. Il peut parler ainsi parce qu’il sait déjà avec qui il traite. C’est une conversation au sens littéral du terme latin: con-versar, qui veut dire « se tourner vers ». Le prisonnier se tourne vers Jésus et rencontre immédiatement une communion d’esprit. « Vous aussi avez connu… » Cette communion d’esprit se base sur le partage d’une expérience humaine. Debout, devant Jésus ce prisonnier révèle sa recherche du sens de la vie : « Nous sommes un peuple qui croit, qui espère et qui cherche la vie. » Il n’y a rien en lui qui reste hors de la conversation, ni les éléments les plus honteux.  « Prends conscience de notre misère et aide-nous à surpasser le poids de notre passé. » Il se présente tel qu’il est, rien de plus, rien de moins. Il n’a pas une formation théologique; ce qu’il dit surgit des profondeurs de son être et réussit à connecter avec ce qui est le plus profond de l’être de Jésus. En parlant avec Jésus, il se révèle au plus profond de son intimité de fils de Dieu : « Nous aussi sommes ton Église. »

En deuxième lieu, si le prisonnier parle avec Jésus, il est important de noter que Jésus parle aussi au prisonnier et ceci le touche profondément.  Jésus n’est pas mort volontairement dans un contexte de sacrifice religieux. Il n’a pas été mis à mort pour être fils de Dieu qui offre sa vie pour la rédemption de son peuple. Plutôt, il a été arrêté par les autorités de son temps, interrogé avec torture selon les normes de l’époque pour les prisonniers dangereux, jugé par l’autorité civile et condamné à mort pour avoir confronté l’ordre public. Même s’il a accepté son destin avec une force extraordinaire de volonté, Jésus a souffert la peine capitale, non par une décision personnelle, mais par la décision de l’autorité romaine. Et son exécution incluait toutes les circonstances atroces d’une peine capitale pour le crime de trahison contre l’Empire. Selon John Sobrino, il ne faut jamais oublier que « le crucifié est le resuscité. »

Pour avoir vécu le procès d’un tribunal et subi le fouet, Jésus est capable de comprendre l’expérience d’un prisonnier à Chimbote au nord du Pérou. « Vous devez comprendre ». Voilà la condition fondamentale de sa conversation avec Jésus. Pour avoir partagé l’expérience humaine, le prisonnier trouve confiance dans le pouvoir de Jésus à offrir la plénitude de la vie. Si Jésus de Nazareth n’avait pas été crucifié, cette conversation ne serait pas possible. Dans l’expérience humaine de Jésus, ce qui parle le plus au prisonnier et ce qui correspond à l’élément le plus difficile de sa propre vie est la souffrance et la marginalisation. « Nous sommes privés. … ». La souffrance du crucifié lui donne la confiance pour parler. « Nous ne pouvons pas passer la faim sous silence ». C’est le crucifié qui se présente; aucune autre personne ne peut inspirer cette confiance ou donner cette force. Tout ce que le prisonnier reconnait en Jésus vient de sa passion telle que raconté dans les Évangiles. Et, pour lui, c’est assez. Ce jeune prisonnier, père de deux enfants, parle parce que Jésus lui a déjà parlé à travers sa vie, sa passion et sa mort en Palestine il y a 2 000 ans. La parole de cette vie a touché en lui quelque chose de très profond.

Les peuples d’Amérique latine s’identifient profondément avec Jésus de Nazareth. Il a vécu dans un monde très proche du leur. Il vivait dans une région d’un peuple marginal située dans un coin marginal de la planète dominé par de grands pouvoirs qui occupaient leur territoire. Ces pouvoirs demandaient une obéissance absolue. La religion même servait pour assurer l’obéissance. La patrie de Jésus est similaire à plusieurs regards aux terres connues des peuples des Andes et de la côte pacifique d’Amérique latine : souvent aride, avec des montagnes et vallées, une vie agricole avec des villages éloignés qui voisinent des précipices ou sont cachés dans les ombres des vallées profondes. (Il faut savoir que notre jeune prisonnier est né dans les hauteurs des Andes comme c’était le cas aussi de plusieurs des autres prisonniers à Chimbote.) Là-bas, ils cultivent dés fois les mêmes récoltes (blé, figue, raisin) et élèvent les mêmes animaux qu’en Palestine (âne, agneau, chèvre). Dans les Évangiles, Jésus se trouve au milieu d’un peuple assez comparable aux peuples pauvres d’Amérique latine qui souffrent des mêmes problèmes, des mêmes maladies et des mêmes exclusions. La vie d’un paysan ou d’un pêcheur artisanal aujourd’hui n’est pas très éloignée de celle des gens d’il y a deux mille ans. La compassion de Jésus pour la souffrance des pauvres et exclus touche profondément les pauvres d’Amérique latine. En Lui, ils voient la miséricorde de Dieu. La conversation avec Jésus devient une communion avec le mystère de Dieu. 

Les circonstances de leur vie font que le peuple marginal d’Amérique latine ne peut toujours pas répondre aux demandes des grands centres de pouvoir, ou du droit canonique. Autant qu’ils sachent, Jésus ne demande pas l’uniformité de pensée ni de vie. Il s’intéresse à celle et ceux qui sont à l’extérieur des structures, des normes. Il s’intéresse à celles et ceux qui sont marginaux : les lépreux, les Samaritains, l’aveugle, le paralytique, l’adultère. Jésus s’occupe de libérer des moules rigides et des structures rigides. Il touche le lépreux, parle avec la Samaritaine, pardonne l’adultère et guérit pendant le sabbat. Pour tout ça, vu par ceux qui se trouvent dans la prison de Chimbote, Jésus n’insiste pas beaucoup sur des rituels. Il offre plutôt des gestes qui les situent devant le mystère ultime de Dieu : il guérit la femme tordue, invite le paralytique dans la synagogue à étendre les bras, envoie le lépreux se montrer aux prêtres pour qu’ils confirment sa santé et le libèrent de son exclusion sociale. On se trouve devant un Jésus qui raconte des petites histoires de la vie quotidienne qui touchent le cœur parce qu’elles touchent le sens profond de la vie. Ce que Jésus cherche n’est pas tellement la conformité avec les normes correctes de la pensée; il cherche l’intégrité de cœur.

Le Jésus qui parle aux prisonniers de Chimbote est clairement quelqu’un qui est très vivant et très présent. Toutefois, il n’est pas le pantocrator des basiliques romaines. Celui qui vient les saluer est plutôt Jésus de Nazareth, le crucifié, celui qui a été massacré et mis à mort sur la croix. Dans le contexte d’Amérique latine, avec sa misère et violence, les pauvres vivent une sorte de crucifixion et, pour le moment, ils sont encadrés par cette réalité. Toutefois, quand ils témoignent devant Jésus de leurs espoirs, on a une bouffée de résurrection, d’une vie qui triomphe sur la mort. 

Pour cette raison, ils peuvent parler de Jésus avec une telle simplicité et ouverture. Leur conversation est une communion qui leur donne de la force, qui guérit des blessures et qui promeut la vie.

En troisième lieu, les pauvres, tels que représentés ici par le prisonnier de Chimbote, nous parlent aussi. Ils interrompent le silence par leur propre mode de vie. Ils ne permettent pas que la faim reste silencieuse.  Notre style de vie est questionné comme aussi notre expérience, notre foi, notre connaissance et reconnaissance de Jésus.

Ces pauvres nous invitent à découvrir une nouvelle parole de vie dans l’Évangile. Chaque fois que notre chemin croise celui d’un pauvre, son expérience ouvre un chemin vers une nouvelle rencontre avec l’Évangile, avec la compassion de Jésus, avec la miséricorde libératrice de Dieu. Si nous sommes sensibles au sens de la vie de Jésus de Nazareth, de sa parole, de sa passion et de sa mort, nous ne pouvons pas simplement passer de l’autre côté comme faisaient les gens si religieux sur le chemin vers Jéricho.  Celui qui est tombé entre les mains des voleurs (ou de la police) n’est pas autre que Jésus lui-même. D’une façon ou d’une autre, cette histoire se répète dans la vie de chaque personne marginale puisque, de la même façon, elle nous oblige à reconnaître la présence de la con-passion de Dieu qui nous invite à nous engager avec celle et celui qui est « autre ».

Les pauvres nous évangélisent. Ils peuvent nous ouvrir au sens de l’Évangile, pas parce qu’ils sont des saints. Le prisonnier qui parle au Seigneur des miracles est emprisonné pour une raison, et il le sait. Il parle du « poids de notre passé ». Il n’est pas innocent – même si l’accusation contre lui s’avère fausse – d’ailleurs, il parle au nom de tous. De toute façon, ce qui est à souligner, c’est qu’il souffre. Il mérite notre attention, pas parce qu’il est bon ou innocent, mais simplement parce qu’il est pauvre et souffrant, privé de tout, jugé par les grands de ce monde et condamné à la misère. En tant que tel, il termine en parlant au plus profond de notre propre être.

D’ailleurs, il présente une demande : « Nous te supplions d’être conscient de notre misère ».  En premier lieu, il demande que Dieu “soit conscient”, c’est-à-dire s’éveiller à la réalité sévère des pauvres. Deuxièmement, il demande que Dieu « nous oriente vers le dépassement du poids de notre passé pour ainsi essayer de construire une vie nouvelle ». Il supplie Jésus, mais nous, qui écoutons, entendons aussi ces paroles. Nous, qui sommes des disciples de Jésus, ne pouvons pas rester indifférents devant cette prière. Nous sommes appelés à être les mains et les pieds de Jésus pour notre monde aujourd’hui. Nous sommes aussi appelés à nous éveiller à la réalité des pauvres et à prendre charge de notre façon de vivre. C’est à noter qu’il ne demande pas, même de Jésus, qu’il soit miraculeusement retiré de sa situation. Mais, plutôt, il veut être orienté pour que lui-même puisse avancer. Il ne demande pas de paternalisme mais un accompagnement.

En quatrième lieu, il me semble évident, à partir de ce petit récit dans la prison de Chimbote, que les pauvres de ce monde demandent que l’Église les accompagne pour qu’ils trouvent le chemin vers cet homme de compassion.

La pédagogie des pauvres ne demande pas des discours nuancés sur la double nature de Jésus, sa divinité, son égalité avec le Père et l’Esprit saint, la relation entre les trois personnes de la sainte Trinité. Ce que les pauvres demandent, et ce qui les sert beaucoup, c’est simplement de leur montrer Jésus de Nazareth qui est mort sur la croix, qui parlait de son Père et qui nous montrait comment nous traiter entre nous. Une fois arrivés à le connaître, ils sauront quoi faire, comment se comporter, comment s’engager. 

En conclusion,[5] regardons les paroles finales de l’Évangile de Marc, le premier à être terminé. Beaucoup d’exégètes bibliques pensent que Marc terminait son évangile avec 16:1-8, c’est-à-dire sans le dernier paragraphe. Ainsi, il n’y aura pas une apparition de Jésus après la résurrection. Les femmes visitent le tombeau et le trouvent vide. Un ange leur dit qu’il n’est pas là, qu’elles doivent retourner en Galilée et l’attendre là-bas. L’évangile se termine avec ces mots étonnants: « Elles ne disaient rien à personne; elles étaient tellement remplies de terreur ». Ce n’est pas l’image que normalement nous avons du jour de la Résurrection. Les femmes ne découvrent rien de plus qu’un Jésus disparu et une annonce qu’elles doivent retourner à Galilée, c’est-à-dire retourner là où tout a commencé. Le texte semble indiquer qu’elles doivent suivre le même chemin que Jésus si elles veulent un jour arriver à le voir de nouveau. Elles doivent rester avec la mémoire - parole très eucharistique - du crucifié pour pouvoir reconnaître le resuscité.     

Nous connaîtrons le mystère de Dieu en Jésus quand nous nous referons avec lui le chemin du Calvaire. L’important pour la Chrétienne ou Chrétien, comme aussi pour l’Église en tant que telle, n’est pas tellement pouvoir faire des distinctions subtiles autour des natures de Jésus - même si ça pourrait avoir son importance dans certains contextes - mais plutôt de nous engager dans le même pèlerinage de Jésus. Il me semble que ceci est important pour que les pauvres et souffrants d’aujourd’hui, à l’égal des femmes de l’évangile de Marc, entreprennent le chemin radical de foi et reviennent à nous, constitués en Église, avec un mot étonnant qui se termine en évangélisant notre faible foi.

Je conclus avec un autre petit extrait d’un poème – cette fois de José Agustín Goytisolo :

Je reste toujours – confondu et suspendu dans l’air – dans la poussière de la haine – une triste cendre – qui tombe et tombe – sur la terre – qui tombe dans ma mémoire.


                                                            


[1] Pour plus d’information, voir Dr. Judith Lewis Hermon, Trauma and Recovery,
[2] Publié dans Torture in Latin America, LADOC Keyhole Series, No. 4, Lima, 1986, p. 9.
[3] Tiré de Ricardo Renshaw, La Tortura en Chimbote, IPEP, 1985, 22-23.
[4] Richard Renshaw, “Lord of the Miracles,” International Theological Commission of EATWOT, Getting the Poor Down From The Cross: Christology of Liberation, 2007, p. 197. La réflexion que je propose est tire largement de ce même texte.
[5] Pour plus sur cette réflexion biblique, voir Ched Myers, Binding the Strong Man : A political reading of Mark’s Story of Jesus, Orbis Books, 1997 – and also Who Will Roll Away the Stone? Il faut dire que les frontières théologiques entre les églises (catholique, protestant, anabaptiste) sont assez fluides devant l’exegèse biblique. Aujourd’hui Dr. Myers s’identifie comme Mennonite.

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