Ma présentation se divise
en trois parties :
i. Qu’est-ce que la torture
et quelles sont ses conséquences,
ii. Une brève réflexion sur
les lieux théologiques pour parler de la torture.
iii. Une réflexion sur le
contexte de la torture en Amérique latine à partir d’une histoire dans une
prison au Pérou.
1.
Qu’est-ce que la torture ?
Douleur extrême utilisée par l’État pour tirer de l’information. Donc, la
torture est une forme de trauma provoqué intentionnellement et qui comporte des
effets à court, moyen et long-termes. C’est un effort volontairement déployé
par des agents de l’État pour détruire la capacité d’une personne à penser et
agir avec autonomie. On essaie de détruire l’identité même de la personne. Le bourreau veut assumer le contrôle total du
libre arbitre de sa victime. Tout ça, pour extraire de l’information et
pour créer un climat de terreur chez l’individu – et souvent aussi dans la
société comme telle.
Quels sont donc les effets
de la torture ? Incidence psychique, stress, trauma, l’impact dépend d’une
combinaison de la structure psychique de la personne et la sophistication des
méthodes utilisées. On ne peut pas
négliger le fait que ce trauma pourrait laisser la personnalité de l’individu
blessée et des fois sans possibilité de guérison.
Étant donné la
sophistication des méthodes de la torture utilisées aujourd’hui, avec la
complicité des professions médicales et psychologiques, personne ne pourrait
résister un effondrement de la personnalité devant une torture vraiment
« professionnelle ». Par contre, au Pérou – dont je vais parler plus
tard - la torture est toujours primitive et brutale.[1]
Néanmoins,
la torture n’a pas toujours les mêmes effets. Je cite le document du premier congrès
latinoaméricain sur la torture tenue à Buenos Aires en 1985 – c’est ma
traduction :
« En tant qu’expérience
traumatique à la limite, la torture implique un coût psychique, physique et
émotionnel dont le résultat final dépend des caractéristiques spécifiques de la
torture utilisée et des mécanismes de résistance de la victime. Entre ces
éléments, la conscience politique et sociale jouera un rôle
prépondérant. »[2]
Plusieurs études ont révélé que sont
plus capables de résister à l’impact de la torture ceux qui possèdent une forte
estime de soi et une forte culture sociale et politique, qui sont conscients
des risques de leurs engagements sociaux et politiques et qui ont des valeurs
personnelles profondément intégrés.
2.
Permettez-moi maintenant de présenter quelques réflexions à
partir de la tradition catholique. Je vais faire mention très brièvement de
trois lieux théologiques aptes à nourrir une réflexion sur la torture. En premier lieu, la création est une
référence théologique classique. Nous sommes créés à l’image de Dieu. Ce qui
touche l’humain a un impact sur cette image même de Dieu. Cet argument, qui est
fondamental pour la doctrine sociale de l’Église, sert à soutenir les droits
humains. Quand nous nous tournons vers le Nouveau Testament, le référence
devient Jésus, image du Père. Nous sommes appelés, par Jésus, à traiter les
autres comme nous-mêmes aimerions être traités, c’est-à-dire comme des enfants
de Dieu.
Un deuxième lieu
théologique est le Mystère pascal. La souffrance, mort et résurrection de Jésus,
sont au cœur de notre foi chrétienne. Mais, concrètement, dans le cas de Jésus,
il ne s’agit pas de n’importe quelle souffrance ou n’importe quelle mort. Du
point de vue sociologique, Jésus fut mis à mort par l’État comme s’il était un criminel
et dans des conditions de « punition cruelle et inhabituelle ». Avant
de subir la mort, il a souffert le fouet et l’humiliation. Il fut torturé. Ceci
est un élément central du fond même de notre foi en Jésus à travers laquelle
s’est accomplie la mission de Jésus pour nous libérer du pouvoir du mal.
Un troisième lieu
théologique sera l’Eucharistie. Ici aussi nous sommes souvent remis au message
de communion entre nous et avec Dieu. Mais, nous ne devons jamais oublier que
l’Eucharistie est en relation étroite avec la passion, mort et résurrection de
Jésus. C’est dans l’Eucharistie que nous entrons dans la mémoire de notre
libération du mal et l’établissement de notre communion en tant que peuple de
Dieu.
3.
Pour illustrer ces éléments théologiques je vous présente un
cas concret. Je commence avec la lecture de deux textes.
J’explique. Quand j’ai
commencé ma recherche sur la torture, un agent de pastorale de ma paroisse a
été accusé de vol et envoyé en prison. Voici le témoignage de ce qui s’est
passé pendant son interrogatoire:
Ils m’ont mis dans une
petite cellule de la police d’investigation. Là je me suis vu avec un autre
monsieur. Vers une heure du matin, ils sont venus me chercher pour l’interrogatoire.
Ils m’ont d’abord fait quitter mes vêtements; ensuite ils m’ont bandé les yeux
avec une guenille vert foncé. Ils ont attaché mes bras en arrière avec une
corde et ils m’ont mis à genoux. Ils ont dit qu’il fallait avouer, sinon ils
allaient m’écraser les poumons. Pour
commencer, ils ont dit que j’étais un voleur et m’ont énuméré tout ce que
j’avais volé. Je disais que non, bien sûr, parce que je ne savais pas pourquoi
on m’avait arrêté. Ensuite ils ont commencé à me donner des coups au dos et sur
les poumons et, avec un pistolet, sur la tempe. Tout
ça pour que je réponde comme il faut. Ils m’ont questionné aussi sur la grève
et si je connaissais les leaders ici ou là. Ensuite ils m’ont mis de dos et me
disaient que, si je ne répondais avec leurs coups, ils allaient plus loin.
« Nous ne voulons pas voir de sang; ce que nous voulons c’est de te broyer
les intestins. » Ils m’ont alors étendu sur le ventre et ils ont donné
l’ordre pour que quelqu’un lève le pied pour ainsi me briser le dos,
c’est-à-dire pour abattre le ventre. Ils disaient « Tu vas mourir sans
verser du sang et il n’y aura aucun signe ».
Après ça, un autre qui
était assis, disait, « Eh bien, ce n’était qu’une petite peur et, puisque
nous sommes des hommes, ce serait mieux que nous parlions. Chacun a ses
besoins, donc nous allons sûrement arriver à un accord ». Je disais,
« Mais, patron, je ne dois même pas vous donner un sou parce que je n’ai
volé personne. C’est pour ça qu’il a dit, « Très bien, si ce garçon ne
veut pas comprendre quoi que ce soit, nous allons passer au plus
pratique ». Et il a sorti une petite boîte avec des fils et disait
« bon, maintenant, nous allons tirer tout ». Ils ont apporté un autre
chiffon, libéré les bras et m’ont fait mettre à genoux une autre fois. Je
restais à moitié assis, comme un lapin, avec les mains sur le plancher. Ils m’ont
mis un chiffon trempé dans le dos et ils ont mis le courant, ce qui faisait
vibrer tout mon corps. Ils disaient
« Voyez-vous, nous avons commencé avec ça. Nous ne voulons pas vous
détruire, parce que nous allons arriver aux organes génitaux ». Moi, par
contre, j’ai visé le pied d’un officier et je l’ai pris pour lui faire peur.
C’est ainsi qu’ils m’ont passé le courant deux fois tout en me donnant aussi des
coups de pied aux aisselles et en disant que j’étais un idiot. Ensuite ils
m’ont mis sur le ventre et, versant l’eau directement sur moi, ils ont passé le
courant aux organes génitaux. C’était terrible. Ils ont mis le courant au
visage aussi et aux extrémités des doigts. Ensuite ils m’ont remis mes
vêtements et m’ont retourné à la cellule jusqu’au lendemain. Ce jour-là il
m’ont passé aussi le courant et encore plus fort. À cause de la douleur, je ne
pouvais pas dormir. Presque tout le temps que j’ai été avec la police, je ne
pouvais pas dormir, pas seulement à cause de la douleur mais parce qu’on
entendait les châtiments des autres dans une salle toute proche. Et on
entendait les cris. C’était bien lourd être dans la cellule. On vivait toujours
la tension. Je ne pouvais pas dormir.[3]
Ensuite, passons à écouter ce même jeune homme plus tard en
prison. C’est une journée spéciale : La fête du Seigneur des miracles qui est
célébrée avec beaucoup de dévotion, surtout pendant le mois d’octobre. Il
s’agit d’une image du Christ crucifiée réalisée au 18ième siècle par
un esclave noir. Quand l’image est portée dans les rues de Lima chaque année,
plus d’un million de croyants l’accompagnent.
La ville de Chimbote, sur la côte nord du Pérou, célèbre
aussi ce mois du Seigneur des miracles. Entre les sites visités par la
procession se trouve la prison. La
première fois que l’image a fait son entrée, autour de 1983, ce même prisonnier
dont on vient d’entendre le témoignage a parlé au nom de tous. Voici ce qu’il a
dit :
Seigneur des miracles, tu as
aussi connu le fouet, toi qui étais jugé et sentencié. Tu dois comprendre ce
que nous expérimentons et sûrement tu auras compassion pour notre sort. Nous te
supplions de prendre conscience de notre misère et nous orienter pour pouvoir
surpasser le poids de notre passé et essayer de construire une vie nouvelle….
Nous aussi, nous sommes ton église; nous sommes un peuple qui croit, qui espère
et qui cherche la vie. Nous sommes des travailleurs privés des fruits de nos
labours et de pouvoir partager avec d’autres la sueur de nos fronts. C’est bon,
Seigneur, de souffrir en silence, mais nous ne pouvons pas passer sous silence
la faim que nous endurons.[4]
Qu’est-ce qu’on peut dire de ce texte que je trouve émouvant
?
En premier lieu, il serait important de reconnaître
que ce prisonnier parle au nom de ceux qui souffrent. Il parle à partir de la
simplicité de sa vie, de ses désirs, de ses souffrances. Il parle aussi avec
beaucoup de confiance, comme à quelqu’un qu’il connaît très bien, comme à un
ami et compagnon. Sa manière de parler prend le ton d’une conversation, la
forme d’une prière. Il peut parler ainsi parce qu’il sait déjà avec qui il
traite. C’est une conversation au sens littéral du terme latin: con-versar, qui veut dire « se tourner
vers ». Le prisonnier se tourne vers Jésus et rencontre immédiatement une
communion d’esprit. « Vous aussi avez connu… » Cette communion
d’esprit se base sur le partage d’une expérience humaine. Debout, devant Jésus
ce prisonnier révèle sa recherche du sens de la vie : « Nous sommes
un peuple qui croit, qui espère et qui cherche la vie. » Il n’y a rien en
lui qui reste hors de la conversation, ni les éléments les plus honteux. « Prends conscience de notre misère et
aide-nous à surpasser le poids de notre passé. » Il se présente tel qu’il est,
rien de plus, rien de moins. Il n’a pas une formation théologique; ce qu’il dit
surgit des profondeurs de son être et réussit à connecter avec ce qui est le
plus profond de l’être de Jésus. En parlant avec Jésus, il se révèle au plus
profond de son intimité de fils de Dieu : « Nous aussi sommes ton
Église. »
En deuxième lieu, si le prisonnier parle avec Jésus,
il est important de noter que Jésus parle aussi au prisonnier et ceci le touche
profondément. Jésus n’est pas mort volontairement
dans un contexte de sacrifice religieux. Il n’a pas été mis à mort pour être
fils de Dieu qui offre sa vie pour la rédemption de son peuple. Plutôt, il a
été arrêté par les autorités de son temps, interrogé avec torture selon les
normes de l’époque pour les prisonniers dangereux, jugé par l’autorité civile
et condamné à mort pour avoir confronté l’ordre public. Même s’il a accepté son
destin avec une force extraordinaire de volonté, Jésus a souffert la peine
capitale, non par une décision personnelle, mais par la décision de l’autorité
romaine. Et son exécution incluait toutes les circonstances atroces d’une peine
capitale pour le crime de trahison contre l’Empire. Selon John Sobrino, il ne
faut jamais oublier que « le crucifié est le resuscité. »
Pour avoir vécu le procès d’un tribunal et subi le fouet,
Jésus est capable de comprendre l’expérience d’un prisonnier à Chimbote au nord
du Pérou. « Vous devez comprendre ». Voilà la condition fondamentale de
sa conversation avec Jésus. Pour avoir partagé l’expérience humaine, le
prisonnier trouve confiance dans le pouvoir de Jésus à offrir la plénitude de
la vie. Si Jésus de Nazareth n’avait pas été crucifié, cette conversation ne
serait pas possible. Dans l’expérience humaine de Jésus, ce qui parle le plus au
prisonnier et ce qui correspond à l’élément le plus difficile de sa propre
vie est la souffrance et la marginalisation. « Nous sommes privés.
… ». La souffrance du crucifié lui donne la confiance pour parler.
« Nous ne pouvons pas passer la faim sous silence ». C’est le
crucifié qui se présente; aucune autre personne ne peut inspirer cette
confiance ou donner cette force. Tout ce que le prisonnier reconnait en Jésus
vient de sa passion telle que raconté dans les Évangiles. Et, pour lui, c’est
assez. Ce jeune prisonnier, père de deux enfants, parle parce que Jésus lui a
déjà parlé à travers sa vie, sa passion et sa mort en Palestine il y a 2 000
ans. La parole de cette vie a touché en lui quelque chose de très profond.
Les peuples d’Amérique latine s’identifient profondément avec
Jésus de Nazareth. Il a vécu dans un monde très proche du leur. Il vivait dans
une région d’un peuple marginal située dans un coin marginal de la planète
dominé par de grands pouvoirs qui occupaient leur territoire. Ces pouvoirs
demandaient une obéissance absolue. La religion même servait pour assurer
l’obéissance. La patrie de Jésus est similaire à plusieurs regards aux terres
connues des peuples des Andes et de la côte pacifique d’Amérique latine :
souvent aride, avec des montagnes et vallées, une vie agricole avec des
villages éloignés qui voisinent des précipices ou sont cachés dans les ombres
des vallées profondes. (Il faut savoir que notre jeune prisonnier est né dans
les hauteurs des Andes comme c’était le cas aussi de plusieurs des autres
prisonniers à Chimbote.) Là-bas, ils cultivent dés fois les mêmes récoltes
(blé, figue, raisin) et élèvent les mêmes animaux qu’en Palestine (âne, agneau,
chèvre). Dans les Évangiles, Jésus se trouve au milieu d’un peuple assez
comparable aux peuples pauvres d’Amérique latine qui souffrent des mêmes
problèmes, des mêmes maladies et des mêmes exclusions. La vie d’un paysan ou
d’un pêcheur artisanal aujourd’hui n’est pas très éloignée de celle des gens
d’il y a deux mille ans. La compassion de Jésus pour la souffrance des pauvres
et exclus touche profondément les pauvres d’Amérique latine. En Lui, ils voient
la miséricorde de Dieu. La conversation avec Jésus devient une communion avec
le mystère de Dieu.
Les circonstances de leur vie font que le peuple marginal
d’Amérique latine ne peut toujours pas répondre aux demandes des grands centres
de pouvoir, ou du droit canonique. Autant qu’ils sachent, Jésus ne demande pas
l’uniformité de pensée ni de vie. Il s’intéresse à celle et ceux qui sont à l’extérieur
des structures, des normes. Il s’intéresse à celles et ceux qui sont marginaux :
les lépreux, les Samaritains, l’aveugle, le paralytique, l’adultère. Jésus
s’occupe de libérer des moules rigides et des structures rigides. Il touche le
lépreux, parle avec la Samaritaine, pardonne l’adultère et guérit pendant le
sabbat. Pour tout ça, vu par ceux qui se trouvent dans la prison de Chimbote,
Jésus n’insiste pas beaucoup sur des rituels. Il offre plutôt des gestes qui
les situent devant le mystère ultime de Dieu : il guérit la femme tordue,
invite le paralytique dans la synagogue à étendre les bras, envoie le lépreux
se montrer aux prêtres pour qu’ils confirment sa santé et le libèrent de son
exclusion sociale. On se trouve devant un Jésus qui raconte des petites
histoires de la vie quotidienne qui touchent le cœur parce qu’elles touchent le
sens profond de la vie. Ce que Jésus cherche n’est pas tellement la conformité
avec les normes correctes de la pensée; il cherche l’intégrité de cœur.
Le Jésus qui parle aux prisonniers de Chimbote est clairement
quelqu’un qui est très vivant et très présent. Toutefois, il n’est pas le pantocrator des basiliques romaines.
Celui qui vient les saluer est plutôt Jésus de Nazareth, le crucifié, celui qui
a été massacré et mis à mort sur la croix. Dans le contexte d’Amérique latine,
avec sa misère et violence, les pauvres vivent une sorte de crucifixion et,
pour le moment, ils sont encadrés par cette réalité. Toutefois, quand ils
témoignent devant Jésus de leurs espoirs, on a une bouffée de résurrection,
d’une vie qui triomphe sur la mort.
Pour cette raison, ils peuvent parler de Jésus avec une telle
simplicité et ouverture. Leur conversation est une communion qui leur donne de
la force, qui guérit des blessures et qui promeut la vie.
En troisième lieu, les pauvres, tels que représentés
ici par le prisonnier de Chimbote, nous parlent aussi. Ils interrompent le
silence par leur propre mode de vie. Ils ne permettent pas que la faim reste
silencieuse. Notre style de vie est
questionné comme aussi notre expérience, notre foi, notre connaissance et
reconnaissance de Jésus.
Ces pauvres nous invitent à découvrir une nouvelle parole de
vie dans l’Évangile. Chaque fois que notre chemin croise celui d’un pauvre, son
expérience ouvre un chemin vers une nouvelle rencontre avec l’Évangile, avec la
compassion de Jésus, avec la miséricorde libératrice de Dieu. Si nous sommes
sensibles au sens de la vie de Jésus de Nazareth, de sa parole, de sa passion
et de sa mort, nous ne pouvons pas simplement passer de l’autre côté comme
faisaient les gens si religieux sur le chemin vers Jéricho. Celui qui est tombé entre les mains des
voleurs (ou de la police) n’est pas autre que Jésus lui-même. D’une façon ou d’une
autre, cette histoire se répète dans la vie de chaque personne marginale
puisque, de la même façon, elle nous oblige à reconnaître la présence de la
con-passion de Dieu qui nous invite à nous engager avec celle et celui qui est
« autre ».
Les pauvres nous évangélisent. Ils peuvent nous ouvrir au sens
de l’Évangile, pas parce qu’ils sont des saints. Le prisonnier qui parle au
Seigneur des miracles est emprisonné pour une raison, et il le sait. Il parle
du « poids de notre passé ». Il n’est pas innocent – même si
l’accusation contre lui s’avère fausse – d’ailleurs, il parle au nom de tous.
De toute façon, ce qui est à souligner, c’est qu’il souffre. Il mérite notre
attention, pas parce qu’il est bon ou innocent, mais simplement parce qu’il est
pauvre et souffrant, privé de tout, jugé par les grands de ce monde et condamné
à la misère. En tant que tel, il termine en parlant au plus profond de notre
propre être.
D’ailleurs, il présente une demande : « Nous te
supplions d’être conscient de notre misère ». En premier lieu, il demande que Dieu “soit
conscient”, c’est-à-dire s’éveiller à la réalité sévère des pauvres. Deuxièmement,
il demande que Dieu « nous oriente vers le dépassement du poids de notre
passé pour ainsi essayer de construire une vie nouvelle ». Il supplie
Jésus, mais nous, qui écoutons, entendons aussi ces paroles. Nous, qui sommes
des disciples de Jésus, ne pouvons pas rester indifférents devant cette prière.
Nous sommes appelés à être les mains et les pieds de Jésus pour notre monde
aujourd’hui. Nous sommes aussi appelés à nous éveiller à la réalité des pauvres
et à prendre charge de notre façon de vivre. C’est à noter qu’il ne demande
pas, même de Jésus, qu’il soit miraculeusement retiré de sa situation. Mais,
plutôt, il veut être orienté pour que lui-même puisse avancer. Il ne demande
pas de paternalisme mais un accompagnement.
En quatrième lieu, il me semble évident, à partir de
ce petit récit dans la prison de Chimbote, que les pauvres de ce monde demandent
que l’Église les accompagne pour qu’ils trouvent le chemin vers cet homme de
compassion.
La pédagogie des pauvres ne demande pas des discours nuancés
sur la double nature de Jésus, sa divinité, son égalité avec le Père et
l’Esprit saint, la relation entre les trois personnes de la sainte Trinité. Ce
que les pauvres demandent, et ce qui les sert beaucoup, c’est simplement de
leur montrer Jésus de Nazareth qui est mort sur la croix, qui parlait de son
Père et qui nous montrait comment nous traiter entre nous. Une fois arrivés à
le connaître, ils sauront quoi faire, comment se comporter, comment
s’engager.
En conclusion,[5]
regardons les paroles finales de l’Évangile de Marc, le premier à être terminé.
Beaucoup d’exégètes bibliques pensent que Marc terminait son évangile avec 16:1-8,
c’est-à-dire sans le dernier paragraphe. Ainsi, il n’y aura pas une apparition
de Jésus après la résurrection. Les femmes visitent le tombeau et le trouvent
vide. Un ange leur dit qu’il n’est pas là, qu’elles doivent retourner en
Galilée et l’attendre là-bas. L’évangile se termine avec ces mots étonnants: « Elles
ne disaient rien à personne; elles étaient tellement remplies de
terreur ». Ce n’est pas l’image que normalement nous avons du jour de la
Résurrection. Les femmes ne découvrent rien de plus qu’un Jésus disparu et une annonce qu’elles doivent
retourner à Galilée, c’est-à-dire retourner là où tout a commencé. Le texte
semble indiquer qu’elles doivent suivre le même chemin que Jésus si elles
veulent un jour arriver à le voir de nouveau. Elles doivent rester avec la mémoire
- parole très eucharistique - du crucifié pour pouvoir reconnaître le resuscité.
Nous connaîtrons le mystère de Dieu en Jésus quand nous nous referons
avec lui le chemin du Calvaire. L’important pour la Chrétienne ou Chrétien,
comme aussi pour l’Église en tant que telle, n’est pas tellement pouvoir faire
des distinctions subtiles autour des natures de Jésus - même si ça pourrait
avoir son importance dans certains contextes - mais plutôt de nous engager dans
le même pèlerinage de Jésus. Il me semble que ceci est important pour que les
pauvres et souffrants d’aujourd’hui, à l’égal des femmes de l’évangile de Marc,
entreprennent le chemin radical de foi et reviennent à nous, constitués en
Église, avec un mot étonnant qui se termine en évangélisant notre faible foi.
Je conclus avec un autre petit extrait d’un poème – cette
fois de José Agustín Goytisolo :
Je reste toujours –
confondu et suspendu dans l’air – dans la poussière de la haine – une triste
cendre – qui tombe et tombe – sur la terre – qui tombe dans ma mémoire.
[3] Tiré de Ricardo Renshaw, La
Tortura en Chimbote, IPEP, 1985, 22-23.
[4] Richard Renshaw, “Lord of the Miracles,” International Theological
Commission of EATWOT, Getting the Poor Down From The Cross: Christology of
Liberation, 2007, p. 197. La réflexion que je propose
est tire largement de ce même texte.
[5] Pour plus sur cette réflexion biblique, voir
Ched Myers, Binding the Strong Man : A political reading of Mark’s
Story of Jesus, Orbis Books, 1997 – and also Who Will Roll Away the
Stone? Il faut dire que les frontières théologiques
entre les églises (catholique, protestant, anabaptiste) sont assez fluides
devant l’exegèse biblique. Aujourd’hui Dr. Myers s’identifie comme Mennonite.
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