Je
vais vous présenter un petit mot sur la résistance non-violente contre le
capitalisme extrême. Je parlerai d’une spiritualité capable de nous soutenir
dans cette résistance. Le mot, non-violence, réfère à ce qu’on ne voit pas, ce
qui sort de l’intérieur, ce qui est, au fond, la transcendance. Merton puise
dans sa tradition monastique pour nous donner des suggestions surprenantes.
Il
faut, cependant, établir des paramètres pour pouvoir comprendre ce que Merton
nous dit. En premier lieu, chaque personne regarde le monde, comprend le monde,
à partir de là où elle se trouve. Les riches comprennent le monde à partir de
leur château et le pauvre à partir de son bidonville. Leurs compréhensions ne
coïncident pas du tout. Quant à lui, Merton regarde le monde à partir d’une
cabane éloignée de son monastère, de nuit, dans la pluie. Il est accompagné,
dans sa solitude, par des écrits sur la solitude d’un ermite du 6ième
siècle appelé Philoxenos. La cabane est située au Kentucky où se trouvent,
entre autres institutions, son monastère Trappiste, le Camp militaire Campbell
qui assure la sauvegarde des installations nucléaires, et le Fort Knox, où est
entassé l’or du gouvernement des États-Unis.
À
cette époque, dans les années ’60, aux États-Unis, plusieurs personnes
essayaient de mettre en place un mouvement catholique de résistance à la guerre
du Vietnam. Ces personnes vont bientôt se réunir dans la cabane de Merton -
déjà moine-ermite - pour une retraite. À ce moment-là le mot « résistance »
est un mot important.
Entre
temps, à New York, on vient de mettre en scène une pièce de théâtre appelé Rhinocéros. Originalement
écrit en allemand pour parler du totalitarisme nazi, ce texte ests traduit et
adapté, sans éviter des critiques, pour une audience américaine. Dans la pièce,
les membres de ce peuple deviennent graduellement, une personne après l’autre,
des rhinocéros, c’est-à-dire, des êtres super forts, violents et bêtes. Dans sa
version originale, il s’agit du peuple allemand des années nazies. Pour la
version de New York, il s’agit de l’Amérique capitaliste.
Ce
soir-là, Merton se trouve émerveillé par la pluie, par les sons sur le toit et
autour de la cabane. La pluie est gratuite, abondante, nourrissante, pleine de
vie. Merton trouve, dans le contraste entre la pluie et le rhinocéros,
une image capable de nourrir la résistance. La pluie lui rappelle le pouvoir de
la solitude, de l’intériorité dont Philoxenos fait l’éloge, une solitude que le
rhinocéros ne peut pas connaître puisqu’il est trop occupé avec le délire
d’avoir du « fun ». Merton trouve ironique la présence d’une lampe
Colman qu’il a apportée pour éclairer la cabane. Sur la boite d’emballage de la
lampe on pouvait lire ces mots : « Stretches days to give more fun »
(Étirer la journée pour mieux s’amuser). On est donc devant les deux
options : vivre la solitude ou avoir du fun.
S’amuser,
c’est-à-dire se laisser intoxiqué par le plaisir sans se préoccuper de quoi que
ce soit. C’est aussi, selon Merton, se donner l’idée que nous n’avons aucun
besoin que nous ne puissions satisfaire immédiatement. Merton examine cette
culture du fun et la met en contraste avec la solitude qui nous emmène à entrer
à l’intériorité de soi pour trouver la force de vie qui nous libère de toute
peur, de tout besoin. Pour Merton, c’est la pluie qui représente cette liberté,
l’abondance et la gratuité, l’intériorité et la solitude dans laquelle nous sommes
amenés à découvrir qui nous sommes et, ainsi, arriver à une vie intérieure.
Merton
essaie de regarder ce qu’est la solitude évoquée par la pluie autour de la
cabane ce soir-là. Pour la culture des rhinocéros, la richesse est la porte
conduisant au fun, et s’amuser est le but de la vie. Mais, pour la pluie, ça
marche tout autrement. La pluie ne cherche pas autre chose que d’être. La pluie
existe. Elle n’a pas d’autre finalité. Ainsi, Philoxenos dit : « le
vrai riche n’est pas celui qui possède beaucoup de choses mais plutôt celui que
n’a besoin de rien ». En étant sans besoins, il est entièrement libre et,
avec sa liberté, il n’a aucun besoin sauf exister en plein bonheur. Une telle
attitude contredit toutes les valeurs de la culture contemporaine – sauf, dit
Thomas, pour l’existentialisme et le théâtre de l’absurde ! C’est assez Zen.
Il y
a bien sûr un problème avec la manière dans laquelle le contraste entre la
solitude et le fait d’« avoir du fun » est présenté. Il faudrait
préciser la différence entre les deux. Après tout, ce que Merton éprouve dans
la solitude, représentée par la pluie, c’est le simple fait d’exister, « l’être ».
On pourrait toujours dire qu’avoir du fun, c’est exactement un
expérience d`être sans autre but. Alors, Merton nous donne quelques repères
pour définir et mieux décrire le fait de« s’amuser », le fait
d’avoir du fun, selon l’expression qu’il emploie. En premier lieu, c’est une
expérience qui cherche surtout le plaisir – ce qui n’est pas toujours réalisé
dans la solitude. De plus, c’est un plaisir qui ne se préoccupe pas des
conséquences, ni de son impact sur soi-même et sur les autres. Donc, le
« fun » dont il parle est moralement irresponsable. La
précision est importante.
Merton
emprunte à Philoxenos une image pour parler de l’entrée dans la vie
contemplative. En premier lieu il y a l’état du « non-né »(celui qui
n’arrive pas à vivre) : être dans l’utérus avec tous ses membres mais incapable
de les utiliser. Pourtant, c’est une étape nécessaire, celle d’être nourri
passivement. Puis, il y a la naissance. Merton la voit comme une image de
l’entrée dans la vie contemplative. On apprend à exercer son pouvoir de contempler.
Pour Merton, en effet, la vie contemplative n’est pas du tout passive. Il y a
une dimension absolument active dans l’exercice du pouvoir de contempler. En ce
sens, c’est un virage de 180 degrés par rapport à l’idée populaire de la
contemplation comme quelque chose de passif. Pour lui c’est un processus qui
permet de calmer la conscience pour ainsi être attentif à la réalité. La vision
de la vie monastique telle que vécue par Merton est très active ! Il découvre
des enjeux profonds en lui-même, comme ceux qui se jouent aussi sur la scène
mondiale et qui demandent une réponse.
Personnellement,
à 78 ans, je suis beaucoup moins occupé avec toutes sortes d’activés externes.
Je me trouve souvent des journées entières, même des semaines, à ne faire rien
d’autre que de m’occuper de moi-même, de réfléchir, de lire, d’écrire (trop
peu). C’est difficile à mettre ses sentiments et ses idées en ordre – surtout
quand les années et les souvenirs s’accumulent. C’est difficile de ne pas se
mesurer par ce qu’on fait, ou ce qu’on a fait. C’est un défi de simplement se
laisser être, d’être devant la gratuité de la vie, de la nature et de Dieu, de
l’amour.
On
aurait pu nommer cet essai « Rain and Rhinoceritis » parce que
c’est exactement en tant que souffrant d’une maladie profonde que Merton
examine la société actuelle et sa culture du fun. Il faut dire, et Merton le
reconnaît, que Ionesco, auteur original de la pièce de théâtre en question, n’avait
pas aimé la traduction de cette pièce qui transforme la maladie de rhinocérite
en recherche du fun au lieu de dénoncer le totalitarisme. En contraste,
peut-être avec Merton, on pourrait aujourd’hui se demander s’il y a une telle
différence entre une société du fun et une société totalitaire. En tout
cas, Merton examine le côté fun, « s’amuser » comme nœud pour
comprendre la société américaine. Pour Merton, se centrer sur le fait de
s’amuser, c’est nier la réalité, se donner l’illusion qu’il n’y a aucun besoin
qui ne peut pas être satisfait immédiatement – donc l’omnipotence !
Devant la vie, le résultat final, c’est le désespoir.
Prêter
attention à la pluie, c’est entrer en résistance à la logique du rhinocéros, de
Fort Knox et du Camp Campbell, c’est adopter une attitude d’être, contemplative,
sans attendre plus. C’est chercher son vrai soi, et pas le soi dicté par la culture
ambiante. Mais, il faut le dire, ceux et celles qui adoptent cette attitude
critique vont vite trouver que la résistance au fun a aussi un prix et que ça
peut être lourd. Cependant, Merton nous avertit que la petite mort de la
solitude n’est rien à comparer avec la grande mort qui nous englobe.