Monday, 3 May 2010

Manifeste de Québec

Ce texte vient de tomber entre mes mains. Je voudrais le partager avec vous..

 Manifeste de Québec
 Pour un monde sans préjugé ni amalgame

     Citoyens de Québec de toutes origines, de toutes générations, de toutes opinions, croyants de religions différentes, agnostiques ou athées, nous nous inquiétons de voir banalisée la résurgence périodique de raccourcis hâtifs conduisant à l’assimilation des termes musulman, arabe, et terroriste.
     Nous voudrions d’abord clarifier ces trois notions.
     Nous ne reconnaissons pas l’Islam, religion ouverte, tolérante, accueillante et généreuse, dans la parole et dans les actes de ceux qu’on nomme couramment « islamistes » ni dans le discours de certains de ceux qui les combattent. Toutes les églises ont leurs intégristes et connaissent ou ont connu des personnes peu scrupuleuses exploitant à des fins politiques la foi candide des peuples. Les juifs séfarades qu’on retrouve dans les communautés ladino autour de la Méditerranée ont été chassés d’Espagne par l’inquisition catholique, alors qu’ils y vivaient en paix pendant la longue occupation musulmane qui l’avait précédée. Le libéralisme est à ce point admis par l’Islam que les exégètes ne s’entendent pas à définir précisément le « musulman pratiquant ».
     La grande majorité des musulmans ne sont pas arabes. Pour plus d’1 milliard 200 millions de musulmans dans le monde, on compte environ 200 millions d’arabes. Le plus grand pays musulman est un pays asiatique, l’Indonésie, et l’on compte de très grandes communautés musulmanes, tant en Asie qu’en Afrique subsaharienne. Les civilisations arabes sont des civilisations multimillénaires dont les apports à la médecine, à la science et à la pensée universelles sont considérables. Nous en utilisons certains quotidiennement, comme les chiffres et le système métrique, ou encore l’algèbre inventé par Al-Khwarizmi dont le nom nous a fourni le terme algorithme. Au cours de l’Antiquité, les savants grecs, romains et arabes réalisaient de nombreux échanges (1) , en particulier dans les domaines philosophique et scientifique (astronomie et arithmétique par exemple). Après l’effondrement de la civilisation gréco-latine, l’arabe a été pendant 500 ans la seule « langue du savoir, de la culture et du progrès » (2) . L’apport des civilisations arabes à la pensée occidentale se retrouve, en français et en anglais, dans des centaines de mots d’origine arabe : des mots scientifiques, bien sûr, mais surtout des mots si familiers que nous en avons oublié l’origine. Citons pêle-mêle azur, tarif, hasard, amiral, mousseline, café, sofa, divan, camelot, alcool, sirop, bougie, timbale, carafe, coton, valise… Beaucoup d’entre eux désignent des raffinements inconnus de nos ancêtres. Les peuples n’empruntent aux langues étrangères que ce que la leur ne sait pas nommer.      Les Arabes ne sont pas tous musulmans. Comme chez les Québécois, il y a parmi eux des juifs, des chrétiens, des agnostiques, des athées, et aussi des musulmans. Et nous connaissons tous de grands scientifiques, de grands artistes, de grands intellectuels arabes contemporains, parmi nous bien sûr, dans la diaspora qui a rejoint notre pays, mais aussi dans les pays arabes eux-mêmes. Nos chercheurs en médecine, en physique, en informatique, etc., travaillent en liaison avec des équipes d’Algérie, du Maroc, du Liban, de Syrie, de Jordanie, d’Égypte, etc.
     Le terrorisme est une notion plus floue, un terme fourre-tout qui couvre des réalités bien différentes. Les résistants français du début des années 40 ont été qualifiés de terroristes jusqu’à ce que l’effort international conduise à la victoire sur les nazis. Il en est de même pour les peuples en lutte pour leur libération nationale ou pour leurs droits civiques, tous nommés terroristes par leurs oppresseurs. Il existe aussi un terrorisme d’état. Des états qui violent constamment le droit international et les droits humains, des avions militaires qui bombardent sans discernement des populations civiles n’accomplissent-ils pas des actes assimilables au terrorisme? Le terrorisme, dans son acception la plus large, se retrouve à toutes les époques, sous toutes les latitudes. Toutefois on n’assimile ni l’ETA aux Basques, français ou espagnols, ni l’IRA aux catholiques irlandais, ni le FLQ aux Québécois.
     Le terrorisme qui nous préoccupe aujourd’hui est une forme nouvelle de terrorisme international, d’une violence inouïe. La responsabilité, dans ces actes, de certains intégristes dits islamistes est indéniable, mais leur ambition est politique et leurs objectifs sont de pouvoir et de domination.
     Pour nous, rien ne justifie le terrorisme, la mort sciemment programmée de personnes innocentes. On peut toutefois tenter de l’expliquer et d’en comprendre les mécanismes pour agir sur les causes et non sur les effets. En tout état de cause, les terroristes n’incarnent jamais ni une ethnie, ni une nation, ni même un courant de pensée, dont ils ne sont au mieux que l’expression violente. Les terroristes sont des criminels et doivent être traités comme tels.
     Tous les pays ont leurs déséquilibrés et leurs criminels. Confondre les ressortissants de certains pays avec les criminels qui les habitent (et parfois les dirigent) conduit à la peur irrationnelle, à la paranoïa et à la discrimination, voire à la xénophobie et au racisme. Dans tous les « camps », il est plus que temps de faire effort pour « séparer le bon grain de l’ivraie »(3) . La discrimination n’est-elle pas elle-même une forme de terrorisme? C’est en tout cas une violence verbale, psychologique et affective, qui nie l’autre dans sa dignité. Elle alimente le terrorisme en réaction à cette violence. L’ONU elle-même, qui a promulgué un nombre impressionnant de conventions et de résolutions contre le terrorisme depuis les années 60 au moins (4) , reconnaît que c’est parfois l’arme du désespoir, du dernier recours.
     La confusion est encore plus injuste quand elle s’étend à des immigrés, souvent venus se réfugier chez nous parce qu’ils étaient eux-mêmes menacés ou victimes du terrorisme. Et les mesures mises en œuvre en réaction au terrorisme international menacent les libertés civiles dans tous les pays du monde. L’organisme indépendant Freedom House, dans une étude récente (5) , montre que 2009 est la quatrième année consécutive de recul des libertés civiles dans le monde. Certes, le recul n’est pas uniforme dans tous les pays, mais il les affecte tous.
     Nous faisons appel à la vigilance de tous contre tous les excès, même de langage, d’où qu’ils viennent.
     Nous faisons appel aux journalistes pour qu’ils veillent aux effets dévastateurs du sensationnalisme, de l’image-choc, des raccourcis réducteurs, qui alimentent les préjugés, même lorsqu’il leur faut faire très vite, dans un contexte fortement émotionnel.
     Nous faisons appel aux dirigeants politiques, de tous les pays, pour qu’ils rompent avec les extrémismes obscurantistes et favorisent l’accueil, la tolérance et l’érudition qui ont fait historiquement la grandeur des civilisations arabes, comme de toutes les civilisations; pour qu’ils renoncent aux calculs à courte vue, aux solutions simplistes, qui font parfois du capital politique mais participent à la paranoïa; pour qu’ils aient le courage d’affronter la complexité des problèmes avec une vision d’avenir.
     Nous faisons appel aux intellectuels et aux artistes pour qu’ils sortent de leur mutisme et fassent entendre une voix forte pour la concorde, la justice et la paix.
     Nous faisons appel à tous les « hommes de bonne volonté »(6) pour qu’ils changent leur regard sur l’autre. La différence est omniprésente. En cette année de la biodiversité, en ce pays traditionnellement terre d’accueil, dans ce Québec qui fut une des chevilles ouvrières de la déclaration de l’UNESCO sur la diversité culturelle, nous leur demandons de ne pas s’arrêter à ce que la différence a d’étrange, mais à ce qu’elle peut leur apporter de richesse et d’ouverture vers des horizons qu’ils ne soupçonnent pas. Nous leur demandons d’effacer de leur imaginaire cet autre indistinct et dangereux qui n’existe pas.
     Nous appelons à la mobilisation du cœur et de l’intelligence, à l’humanisme de tous. À l’heure où les enjeux sont planétaires, l’étranger est celui qui nous ouvre les yeux sur la planète.
     Dans les relations entre les humains comme entre les nations, il existe deux logiques : la logique de guerre et la logique de paix. La logique de guerre, de l’affrontement, celle de la « guerre au terrorisme » ou du « choc des civilisations » repose, non sur la justice, mais sur une forme de loi du talion (7) . C’est une logique de pouvoir et de domination. La logique de paix quant à elle ne se confond pas avec un pacifisme béat et naïf, qui peut conduire à toutes les compromissions. Mais elle invite au respect, à l’écoute et à la compréhension.
     On ne construit rien sur la discrimination, l’exclusion et la haine. On provoque des trêves fragiles, plus ou moins durables, occultant des rancœurs et des blessures qui provoquent de terribles effets boomerang. Seuls sont constructifs le dialogue et la coopération. Écoutons la voix de Térence (9)  qui écrivait déjà, il y a deux mille ans : « homo sum : nil humanum mihi alienum est. » Je suis homme : rien de ce qui est humain ne m’est étranger.
     Depuis des millénaires, la logique de l’affrontement, qui a émaillé l’histoire de multiples massacres, a fait la preuve de son inefficacité et de sa nocivité. Et si, chacun pour ce qui le concerne, on essayait l’autre logique?
    
Cet appel est né d’un mouvement spontané de citoyens de Québec qui en sont les rédacteurs et les premiers signataires :
• Marianne Bonnard, coordonnatrice de « Français du Monde » pour la ville de Québec
• Raymond Côté, ancien président du Comité de parents, Commission scolaire de la Capitale
• Guillaume Dorval, étudiant, militant pour les droits humains
• Djamel Gaïd, informaticien
• Luc Giguère, retraité Desjardins
• Ariane Plaisance, assistance de recherche, citoyenne
• Michèle Prince, auxiliaire d’enseignement et de recherche, Université Laval
• Marie-Claude Tadros-Giguère, artiste peintre
• Mathieu Turgeon, architecte

Cosignataires :
• Barbara Bader, professeur en sciences de l’éducation, Université Laval
• Boufeldja Benabdallah, président de BIA développement durable Inc.
• Sébastien Bouchard, militant pacifiste et syndical
• Alexandre Boulerice, syndicaliste, SCFP
• Luc Bouthillier, professeur, sciences du bois et de la forêt, Université Laval
• André Casault, architecte, professeur à l’université Laval
• André Catafago, traducteur
• Koassi D’Almeida, sociologue, Université Laval
• Mohamed El Hafid, Chargé de projet au gouvernement de Québec
• Lorraine Guay, infirmière, hôpital de réadaptation Georges Lindsay
• Colette Legendre,
• André Payette, ancien journaliste
• Jean-Claude Rocheleau, président de la section locale 121 du SCEP
• Guy Roy, délégué syndical FTQ
• Rachid Touhami Raffa,
___________

 1. Avec, entre autres, les Phéniciens, peuple originaire du fond de l’Arabie, surtout connus pour leurs qualités de navigateurs. On connait également assez bien aujourd’hui l’histoire préislamique de la Péninsule arabique : voir en particulier les ouvrages édités par le Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa www.cefas.com.ye. Voir aussi le Dictionnaire philosophique de Voltaire dont l’article « Arabes » donne une idée des connaissances de l’époque sur l’Antiquité arabe :
www.voltaire-integral.com/Html/17/arabes.htm

2. Extrait de l’article De l’arabe à l’anglais appartenant à la revue électronique L’anglais dynamique publié sur le site du département d’état des États-Unis : http://www.america.gov/

3. Évangile selon St Mathieu. L’ivraie est une graminée toxique qui pousse dans les champs de céréales et qu’il faut arracher à la main pour ne pas abîmer la récolte.

4. Les conventions se sont ainsi succédé de 1963 à 2009, avec trois textes successifs certaines années.

5. Freedom of the press 2009 Survey release (www.freedomhouse.org/template.cfm?page=470)

6. Formule inspirée du titre d’un roman de Jules Romain, paru entre 1932 et 1946, qui met en scène des hommes « ordinaires » aux prises avec des événements extraordinaires et qui tentent de les aborder de façon responsable en « défendant avant tout l’idée fondamentale de la liberté de l’esprit humain » (www.lucistrust.org/fr/service_activities/e_pamphlets/energy_of_goodwill/platform)

7. Et parfois sur l’hypocrisie : que signifie en effet la « guerre au terrorisme » quand on accueille en héros l’anticastriste Luis Posada Carriles? Ce terroriste d’origine cubaine revendique, entre autres « exploits », l’attentat contre le vol Cubana 455 qui fit 73 morts en 1976.
 Voir www.voltairenet.org/article156969.html#article156969

8. Poète latin d’origine berbère, né à Carthage vers 190 av. JC et mort en 159 av. JC.

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